Il était une fois...

Tous ceux, nombreux, qui ont partagé la vie d'un ou plusieurs animaux ont des histoires à raconter.
Des histoires de tendresse, de partage, de guérison, d'amour, de fidélité...
J'ai vécu beaucoup de jolis moments avec des chats, des chiens ou des chevaux, c'est l'un des privilèges de l'âge mûr, d'avoir en mémoire quelques expériences fortes à partager. Aucune n'aura autant marqué ma vie, que celle qui m'a conduite à choisir de soigner les hommes avec l'aide bienveillante des animaux.
Un histoire brève mais dont la force me bouleverse encore lorsqu'elle revient en mémoire..
Ce sont des images, plus que des mots que je garde en tête... à la manière d'un animal.
Des flashs comme des symboles...
 
Je suis en voiture dans la campagne, il fait très chaud, les prés du Vexin sont verts et l'herbe haute. Cette après- midi là, j'ai décidé de rouler jusqu'à trouver un cheval: c'est un but de promenade comme un autre pour qui aime ces animaux!  Finalement, au bout de trois quarts d'heure, je longe un champ où broutent paisiblement un âne et un poney. Je suis du mauvais côté de la route, je recule et fais demi tour pour me garer face à l'entrée du champ: une patûre d'un demi hectare environ, délimitée par deux routes, décorée de 3 baignoires pleines, fermée d'un collier de plusieurs rangs de barbelés, rouillés à souhait. Le poney, à l'autre bout du champ, m'a aperçue et s'approche déjà, l'âne reste parfaitement indifférent: il sait que je ne suis pas là pour lui: il broute...je ne le dérangerai pas.
Je sors de la voiture et marche lentement vers l'entrée de fortune du champ: barrière improbable de fils entrelacés, de bouts de bois, ficelles, cadenas et autre chaîne: impossible à déméler pour un non initié. Je resterai hors du périmètre animal!
Le poney marche dans ma direction, d'un pas lent... il est face à moi, sa vue est un choc incroyable: son allure est totalement déséquilibrée, son avant main droite est diforme, sa jambe est désaxée, luxée jusqu'à l'épaule ou plus haut, son genou est raide, au point qu'il est impossible de dire s'il y a un ou plusieurs os dans son antérieur!
Je me sens mal, à la limite du malaise, je flotte en terre inconnue. Je n'ai jamais vu une jambe d'équidé dans un pareil état, mais il marche et ne semble pas souffrir: la blessure est ancienne, son histoire, que je ne connaitrai jamais, probablement extraordinaire.
Il est face à moi et ne bouge plus, je tends la main très prudemment à travers le rideau de fils, mais il refuse le contact. Il est immobile, à quelques centimètres.
Je suis envahie de sentiments étranges, tristesse et trouble mélés, le renvoi à ma propre histoire est brutal, incontournable: jambe droite abimée très tôt pendant l'adolescence, interventions multiples qui ont gravé leur empreinte indélébile sur ma peau: tatouage  moral et physique jamais assumé.
Vol arrêté, destin contrarié, plus de danse, plus de jupe, quarante années a tenter coûte que coûte de sortir de ce blocage stupide...mais rien!
et voilà  ce poney, bai brun foncé, de petite taille, bien rond avec une jolie tête, statique face à moi, de l'autre côté des fils, comme de l'autre côté d'un miroir.
Je me suis assise face à lui, il se tourne et me présente sa croupe, pour une probable séance de grattage, mais mon lever est trop rapide et agité pour ce poney solitaire et délaissé, il s'éloigne un peu mais revient vite, de face.
Nous restons un très long moment, lui debout, moi assise, à partager le silence. Il s'endort et sa totale immobilité est à peine perturbée par l'assaut de quelques mouches agaçantes.
Ma tristesse, dans cet arrêt du temps, se dissout lentement jusqu'à disparaitre, mon compagnon  et moi sommes ensemble dans l'instant présent.
Le poney estropié qui marche si doucement porte toujours au fond de son être, la force puissante et sauvage d'un jeune entier magnifique et cette énergie là, intacte, je peux à cet instant, la percevoir dans son immobilité.

Plusieurs fois, un gros tracteur passe sur la route, ralentit, repart sans nous interrompre...
Je cherche un cadeau pour le poney sans nom, je n'ai ni carotte, ni crouton de pain.
Je lui ai offert mon temps et ma présence, et je crois que c'est tout ce qu'il voulait.
Avant qu'il ne s'endorme, j'ai entendu plusieurs fois:
ça n'est rien , ça n'est rien ...        et je sais de quoi il s'agit.
A l'instant du départ, il fait un pas dans ma direction, puis en arrière: il ne manifeste pas d'envie de me suivre.
Le lendemain, je retourne au pré, accompagnée, prendre quelques photos, pour garder près de moi, ce poney sans nom.
J'ai gagné un regard neuf sur une blessure ancienne, et cela se résume simplement:
ça n'est rien.

Deux mois plus tard, rentrée chez moi dans le Sud, j'efface les photos par erreur. Une amie, restée dans le Vexin, tente de retourner prendre quelques clichés mais le poney est introuvable et ne sera plus vu.
Dernier clin d'oeil : " le sage ne laisse pas de traces"     Tchouang Tseu.

 Je conserverai la force de cette expérience, le reste est sans importance:
                                                ça n'est rien.